26 mai 2020
Droit de la presse confiné, Libertés en danger
Considération perdue et honneur bafoué ont, dans l’histoire nationale, fait couler beaucoup de sang. Depuis la loi du 29 juillet 1881, le « pré » a cependant laissé place au prétoire, le gant à la citation, le fleuret et le pistolet à la décision de justice.
Si l’on en juge par les conséquences de la prolongation de l’état d’urgence sanitaire sur la procédure pénale et le fonctionnement de l’institution judiciaire, on est en droit de se demander si, pour laver son honneur, il ne faudra pas à nouveau se jeter un gant et retourner au bois…
Le régime dérogatoire des guerres de plume
La loi du 29 juillet 1881 poursuivait deux objectifs : protéger la liberté d’expression tout en préservant la paix sociale.
Pour concilier ces deux aspirations, parfois opposées mais aussi indispensables l’une que l’autre, le législateur a inséré dans la procédure judiciaire applicable aux infractions de presse, nombre de dérogations au droit commun. Celle relative à la prescription écourtée en est l’exemple le plus connu.
En effet, alors que pour les contraventions, les délits et les crimes de droit commun, la prescription se calcule en années, l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit que l’action résultant des infractions de presse se prescrit trois mois révolus après le jour où elles ont été commises[1].
Cette singularité procédurale est justifiée par le rythme de l’information et par la volonté de protéger le travail des journalistes, fondamental dans une société démocratique.
L’article 57 de la loi prévoit même que le tribunal saisi doit statuer dans un délai maximum d’un mois à compter de la date de la première audience, texte qui prête à sourire, quand on connait la durée des procédures devant la Chambre de la presse du Tribunal de Paris, qui peut atteindre deux ans !
Le mépris du droit de la presse par l’état d’urgence sanitaire
Si la loi prévoit depuis 138 ans un régime dérogatoire, l’ordonnance du 25 mars 2020 portant réforme de la procédure pénale consécutivement à l’état d’urgence décrété pour cause de Covid-19, n’opère aucune distinction et prévoit que tous les délais de prescription de l’action publique sont suspendus à compter du 12 mars 2020. Cette mesure bouleverse totalement l’ordre établi en droit de la presse, en permettant d’engager des procédures bien au-delà des délais prévus par la loi.
Cette situation, n’est assortie d’aucun autre terme que celui d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire[2]. Evénement dont la survenance est fixée pour l’heure au 10 juillet 2020, suite à un premier (et dernier ?) report …
Cette prolongation des délais de prescription applicables aux infractions de presse méconnait tant l’esprit que la lettre de la loi de 1881. C’est la liberté d’expression et, partant notre Etat de droit, qui en feront les frais.
D’autant que si « le pré » fonctionnait qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il tonne, le prétoire, lui, semble gravement atteint par l’épidémie.
A l’heure du déconfinement, les « chambres des libertés » que constituent les chambres de la presse de nos tribunaux, gardent portes closes. L’activité pénale de la célèbre 17ème chambre du tribunal judiciaire de Paris ne reprendra que le 2 juin 2020 à raison d’une demi-journée par semaine. La situation est du même ordre à Lyon.
D’aucuns feront sans doute valoir que la matière n’est pas une priorité. Quelle erreur ! C’est en effet dans ces périodes de trouble et d’incertitudes que la préservation des libertés fondamentales est la plus importante, face à la tentation naturelle de tous les pouvoirs, d’en prendre prétexte pour y porter atteinte.
[1] Ce délai est porté à un an pour les infractions de presse à caractère racial, ethnique, national ou religieux.
[2] L’ordonnance n°2020-560 du 13 mai 2020 fixant le terme de la période juridiquement protégée au 24 juin 2020 n’est pas applicable en matière pénale.
Alain Jakubowicz, Avocat Associé
Valentine Pariat, élève avocat